La publicité en ligne à l’origine de la crise de la presse ?
Je suis régulièrement invité par Florence Terray et toute l’équipe d’Idées à la Carte (société de conseil et de formation dédié au monde de la presse) à venir m’exprimer dans les séminaires qu’elle organise sur mes sujets d’expertise (stratégie e-business et webmarketing).
Dernièrement, elle avait réuni une douzaine de responsables presse pour une formation sur le thème « Les innovations pour faire gagner la presse sur un marché multimédia ». Pour clôturer les 3 jours de séminaire, nous avons décidé d’évoquer le lien étroit qui unit la stratégie webmarketing et les business model dans les sociétés qui rencontrent le succès sur Internet.
Avant toute chose, il faut avoir conscience que le monde de la presse comprend des acteurs aux problématiques très différentes. Au-delà des aspects pure player et brick&mortar, ou devrais-je dire numérique et papier, on peut retenir qu’il y a deux grands positionnements : presse spécialisée sur une cible restreinte ou presse généraliste (ou avec une spécialisation sur une thématique grand public) avec une cible élargie. Entre une lettre d’information à destination des directeurs informatiques et un quotidien national, vous imaginez que les moyens humains et financiers, l’organisation (culture, processus), la nature du contenu produit et l’audience visée ne sont nullement comparables. A mes yeux, il s’agit d’éléments qui constituent et expliquent la valeur de la société, que j’appelerai par abus de langage des actifs. Or la construction d’un business model doit reposer sur l’identification et la compréhension de ces “actifs”.
La tentation du business model unique pour tous les sites de presse
A travers une meilleure définition de leurs actifs clés, les éditeurs de sites de contenus pourraient construire le modèle qui leur convient. En reprenant l’exemple de la lettre d’information destinée aux directeurs informatiques, sa production va exiger un travail important de veille et investigation pour proposer un contenu pointu. Ce contenu a un coût et une valeur ajoutée perçue par les directeurs informatiques… De plus, il ne faut pas oublier que les directeurs informatiques sont des professionnels : le prix de la lettre d’information est accessoire puisque c’est l’entreprise qui va la payer. Le choix d’un modèle payant (abonnement par exemple) semble pertinent. Mais il ne faut pas s’arrêter là. Si le contenu est vraiment intéressant et qu’un travail de promotion du produit a été fait, il y a fort à parier que la lettre est lue par un pourcentage élevé de la population des directeurs informatiques : le taux de pénétration de la cible est donc important. Là aussi l’éditeur de presse possède un actif intéressant à valoriser car les annonceurs qui veulent toucher les directeurs informatiques trouveront sur ce support le média idéal pour toucher la cible qu’ils visent.
Sur les sites d’information généraliste, c’est souvent la forte audience plus que la qualité du contenu qui est considérée. En effet, en dehors des logiques B2B, le contenu est perçu comme un bien gratuit par les internautes. Dès lors, c’est le fait d’atteindre une audience importante qui a de la valeur. Nostalgiquement, les annonceurs cherchent un remplaçant à la publicité de 20h sur TF1 qui était jusqu’alors le moyen idéal de toucher un pourcentage important de la population française.
Sans rentrer dans plus d’analyse, je mets souvent mes interlocuteurs en garde contre la volonté de trouver un modèle unique à la presse. Tous les éditeurs ne possèdent pas les mêmes actifs et il est primordial d’identifier lesquels de ces actifs ont le plus de valeur. La valeur n’a du sens que par rapport à un interlocuteur tiers, il est donc fondamental de comprendre son environnement, sa place dans la chaîne de valeur et surtout décoder les besoins, et les attentes des autres acteurs avec lesquels on interagit.
L’économie de l’attention
Face aux enjeux stratégiques majeurs de la presse en ligne, la prise de recul est nécessaire. Lors du dernier séminaire, j’ai voulu insisté auprès de mes interlocuteurs sur l’importance d’observer objectivement le monde et son environnement sectoriel afin d’en identifier les problématiques naissantes.
Aujourd’hui la plupart des sites de presse se considèrent (à juste titre) comme des médias et cherchent à agréger une audience importante pour décrocher les plus gros budgets publicitaires. Or avant de se lancer dans une telle course, il serait peut-être prudent de savoir contre qui on se bat…
Lorsque j’ai projeté ces slides j’ai vu des visages surpris voire stupéfaits. Les e-commerçants les plus visités (je ne dis pas les meilleurs, l’audience n’étant pas a priori la finalité d’un e-commerçant) touchent 3 fois plus de visiteurs uniques que les sites de presse les plus visités. Il s’agit d’un problème clef à double titre. Tout d’abord, le modèle publicitaire repose actuellement sur l’économie de l’attention. On cherche à monétiser l’attention du visiteur. Or à midi, si l’internaute préfère passer sa pause sur un site d’e-commerce pour flâner plutôt qu’à lire de l’actualité, c’est du manque à gagner en termes d’attention pour le site de presse. Mais en plus, comme l’e-commerçant est malin, il se dit que puisqu’il ne monétise que 2% de son audience (s’il a un taux de conversion moyen de 2%), il serait stupide de ne pas chercher à monétiser les 98% autres. Et c’est ainsi qu’un PriceMinister arbore fièrement une multitude d’espaces publicitaires et réalisent une part important de son CA par ce biais. Les budgets captés par PriceMinister auprès des annonceurs n’iront pas dans la poche d’un site de presse.
Pour résumer, les éditeurs de presse arrivent dans un monde où ils vont être en concurrence avec tout le monde car tout le monde peut attirer l’internaute sur son site et le détourner d’un site d’info, mais en plus ils se retrouvent face à des acteurs qui complètent leur business model initial avec des modèles publicitaires.
La crise de la publicité en ligne
Aujourd’hui, vous entendez de nombreux débats sur la place du search et du display pour faire du brand ou du marketing direct ROI court terme. Ce jargon dissimule un premier niveau de questionnement pour les agences et les annonceurs. Aujourd’hui, la publicité en ligne navigue dans un positionnement et des missions très différentes. Lorsqu’on souhaite obtenir un ROI rapide (génération de trafic aboutissant à une vente en ligne, remplissage de formulaire, demande de devis, atteinte d’autres objectifs quantifiables et valorisables…), on va opter pour du lien sponsorisé, appelé search, qui en France signifie principalement du Adwords. Lorsqu’on souhaite faire des campagnes de brand autrement appelées campagne de notoriété, les formats bannières (display) vont être préférés. Mais depuis le début de la crise, les agences peinent à vendre de la bannière, or elles les conçoivent, conseillent et achètent les espaces… Elles ont menés des études (biaisées ?) qui démontrent que le ROI est meilleur lorsque le dispositif intègre à la fois du search et du display… En même temps, elles n’auraient pas publié des études démontrant l’inverse 😉
Mais ceci est la partie visible de l’iceberg. Pour moi les vrais enjeux concernent surtout la mesure (ce n’est pas vraiment le sujet de cet article), et au-delà des choix de format, le choix des sites éditeurs. La mission des agences média est d’accompagner leur client dans l’achat d’espace, ce qui sous entend sélectionner les sites ou les groupes de sites (via les régies) qui vont afficher les publicités de leurs annonceurs. Aujourd’hui le problème est devenu complexe. Sur la télévision, les régies se comptent sur les doigts d’une main et il faut les mains de 3-4 amis de plus pour compter le nombre de chaînes. Sur Internet, le nombre de sites éditeurs (équivalent des chaînes) est astronomique (plusieurs centaines de milliers rien qu’en France), et les régies sont plus de 100. Autant dire que la situation est délicate à gérer.
Si nous prenons un peu de recul, tous les sites éditeurs ne s’adressent pas à la même cible, n’attirent donc pas la même audience, et même s’ils attirent la même audience, ça peut être à différents moments de la journée ou de la vie des prospects. La même personne touchée sur un site média et sur un site d’e-commerce ne réagira pas de la même manière à une même campagne. Préoccupation différente, attitude différente… Nous pouvons parler d’une forme de schizophrénie qui va impacter fortement sur la mémorisation du message ou le taux de clic. Le problème se pose de manière comparable pour les bases de données d’emails. Les adresses collectées sur un site d’e-commerce vont certainement mieux réagir à des sollicitations commerciales que les adresses collectées via des jeux concours…
En synthèse, j’observe que les agences et les annonceurs sont encore en pleine période d’expérimentation pour comprendre tous les leviers de la performance de la publicité en ligne. Le souci c’est que cette réflexion perturbe fortement les acteurs qui dépendent de la publicité en ligne pour vivre.
- 1.Les vannes ne sont toujours pas ouvertes et les budgets restent limités au regard du temps passé par les Français en ligne.
- 2.Les sites éditeurs voient les règles du jeu fluctué et il est donc difficile de se positionner pour séduire les annonceurs et les agences.
- 3.La publicité est mal valorisée et les sites éditeurs souffrent… d’ailleurs même problème et même constat pour les sites de musique en ligne qui touchent très peu d’argent alors que les internautes s’y bousculent.
- 4.La place et les responsabilités de chacun sont à clarifier : entre les modèles au CPA où les annonceurs ont un taux de conversion catastrophique et où les éditeurs portent une responsabilité qui n’est pas la leur (j’ai vu qu’il y avait un peu justice en ce bas monde… Les éditeurs effectuent des arbitrages en faveur des annonceurs avec un bon taux de conversion) ou les régies qui n’aident pas vraiment les éditeurs à vivre (une étude d’universitaires américains démontrait qu’entre une régie interne et une régie externe, les revenus générés par les espaces d’un site peuvent varier de 1 à 100, on comprend dès lors les difficultés à être rentable si on se contente de 1 plutôt que de 100).
Pour permettre à la presse de se positionner et de construire des business models pérennes, c’est un préalable que les acteurs de la publicité en ligne stabilisent leur industrie. Malheureusement, les éditeurs de presse et les autres sites qui dépendent d’un modèle publicitaire ne pourront pas attendre des années.