Quelles perspectives pour les analytics après trois années de bouleversements techniques et réglementaires ?

C’est le moins que l’on puisse dire : les dernières années ont été particulièrement mouvementées sur le sujet des analytics… Alors que le server-side s’impose chez les entreprises, Valentin Svahn, Lead Analytics & Conversion chez Converteo, Romain Baert CEO d’Addingwell et Pauline Poissonnier, Responsable Data Digitale, en charge du pôle tracking et web analyse chez Orange PRO PME reviennent dans ce “Regards Croisés” sur les évolutions en cours et à venir sur ce marché.
Le paysage des analytics a été particulièrement bouleversé ces dernières années, notamment en France. Où en est-on aujourd’hui ?
Valentin Svahn, Converteo : Effectivement, depuis 2022 et la décision de la CNIL de considérer que Google Analytics n’était pas une solution conforme aux règles de privacy et au RGPD, l’ensemble de nos clients ont démarré des migrations pour changer d’outils (Piano, Piwik, etc.). Puis, lorsque la CNIL a finalement autorisé, sous condition, la proxyfication, ceux-ci ont lancé des projets de mise en conformité de Google Analytics via une proxyfication server-side.
Mais ces évolutions réglementaires ne sont pas les seuls changements marquants de ces dernières années. Les plateformes médias ont aussi introduit des évolutions majeures, en commençant par Meta qui a poussé le marché à l’utilisation de sa nouvelle API de conversion (Meta CAPI), un modèle de collecte plus fiable que le pixel actuel. Ce modèle s’appuie sur un tracking server-side en place. Les clients qui n’avaient pas encore fait évolué leur tracking en 2022 ont dû entreprendre ces démarches pour migrer leur pixel Facebook vers Meta Conversion API.
Les autres solutions (TikTok, Snapchat, Pinterest, et les solutions de Google) ont suivi, incitant à utiliser leurs modèles de collecte server-side. Apple, pour sa part, a encore durci son système limitant la collecte de donnée (ITP), tandis que Google a annoncé la fin des cookies tiers sur son navigateur, invitant le marché à opérer une bascule rapide vers des technologies server-side et les API de conversion.
Résultat : depuis trois ans, nos clients enchaînent les migrations, quitte à déprioriser parfois certains sujets ou à bouleverser un peu les roadmaps projet.
Romain Baert, Addingwell : L’application renforcée du RGPD et les recommandations de la CNIL ont en effet profondément modifié les pratiques en matière de collecte et de traitement des données. Les exigences accrues en matière de consentement ont limité l’efficacité des solutions client-side, notamment en interdisant le dépôt de cookies sans l’accord explicite des utilisateurs.
Le principal changement tient au fait que les entreprises doivent désormais garantir une transparence totale sur leurs pratiques de tracking, avec une maîtrise accrue des flux de données et une capacité d’audit renforcée. Dans ce contexte, le server-side tracking s’impose comme une réponse adaptée, permettant un meilleur contrôle des données tout en assurant leur conformité avec les réglementations en vigueur.
L’annonce de la fin des cookies tiers sur Chrome a également accéléré la transformation des stratégies d’analytics et de ciblage publicitaire. Les restrictions imposées par Safari (ITP) et Firefox (ETP) avaient déjà rendu le suivi des utilisateurs plus complexe, mais la suppression totale des cookies tiers remet définitivement en question les modèles d’attribution classiques.
En réponse à ces évolutions, les annonceurs n’ont d’autre solution que d’adopter une approche first-party data, reposant sur le server-side tracking et l’utilisation des API publicitaires (Meta CAPI, Google Ads Enhanced Conversions) pour garantir une attribution fiable et une collecte de données durable.
Pauline Poissonnier, Orange : C’est exactement ça. En tant qu’annonceur, nous faisons face à d’importants enjeux techniques et réglementaires que nous devons traiter de front. Sur le plan technique, il s’est agi notamment d’opérer la migration GA4, de prendre en compte les nouvelles contraintes des GAFA (suppression des cookies tiers, durée de validité des cookies), de faire évoluer notre socle technique historique ou encore d’intégrer les enjeux RSE, avec toutes leurs implications pour la performance de nos sites… Quant aux aspects réglementaires, ils concernent notamment le stockage et la gestion des données personnelles, des cookies et des consentements.
Tout cela, sans parler du contexte business, puisque nous évoluons en BtoB sur un marché très concurrentiel : l’usage de la data (et les investissements qui vont avec) est indispensable pour optimiser le ciblage de nos campagnes publicitaires et maximiser leur efficacité.
Toutes ces évolutions vont-elles dans le sens d’une meilleure maturité du marché sur tous ces sujets ?
Pauline Poissonnier, Orange : Chez nous, le stack technique est plutôt complet. Il repose sur un TMS (Tealium IQ) et des outils comme GA4, Kameleoon et Content Square, qui sont paramétrés pour fonctionner les uns avec les autres. En outre, nous pouvons nous appuyer sur un datalayer riche et ancien.
L’an dernier, nous avons implémenté une solution de server-side qui se base sur GTM server side et Addingwell : nous sommes aujourd’hui en train d’optimiser et mesurer cette mise en place, tout en sachant que d’autres paramétrages sont venus impacter notre dispositif, comme la mise en place du consent mode, la migration GA4 ou la mise à jour des Floodlight.
En termes d’organisation au sein d’Orange PRO PME, nous avons une équipe data centralisée qui adresse toutes les problématiques liées aux données liées au digital et autres canaux. Nous produisons les dashboards et des analyses. Nous définissions les pré-requis pour le tracking et les analytics. Nous travaillons aussi étroitement avec l’équipe acquisition pour mettre en place les bons outils leur permettant de piloter leurs campagnes. Nous exploitons les audiences GA4.
Romain Baert, Addingwell : De fait, le taux d’adoption du server-side est en forte progression en France : dans le e-commerce, il dépasse sûrement 25%, et pourrait atteindre un tiers des acteurs. En comparaison avec d’autres marchés européens, la France se démarque nettement sur le sujet, puisqu’au Royaume-Uni, son taux d’adoption est juste supérieur à 11% et en Espagne à 6%.
Néanmoins, ce constat peut être nuancé. Certaines infrastructures server-side sont déjà obsolètes : de nombreux grands annonceurs ont initié des projets server-side il y a un à deux ans, souvent en interne, pensant résoudre durablement leurs problématiques de tracking. Aujourd’hui, ces infrastructures sont déjà périmées face aux nouvelles évolutions (adblockers plus efficaces, ITP de Safari en constante évolution, etc.). Conscients de ces limites, plusieurs annonceurs reviennent sur leur copie et font appel à nous pour optimiser leurs stacks, maximiser les bénéfices du server-side et garantir une solution toujours à jour grâce à notre R&D continue.
La maturité passe aussi par les éditeurs de logiciels, puisque l’adoption du server-side ne dépend pas seulement des annonceurs, mais aussi des éditeurs et plateformes. Les plateformes comme Meta, Pinterest et TikTok ont rapidement développé leurs API server-side pour garantir la continuité de la mesure et de l’activation publicitaire. En revanche, l’univers de l’analytics (hors outil Site Centrics comme GA4, Piano ou encore Piwik), des solutions de personnalisation et des CRM/CDP tarde encore à proposer des intégrations server-side adaptées.
Valentin Svahn, Converteo : Il est certain qu’en trois ans, le marché est devenu plus mature sur le sujet du tracking server-side. Il y a quelques années, on entendait encore que cette technologie permettrait par exemple de se soustraire aux contraintes de demande de consentement et que chacun pourrait collecter l’exhaustivité des données. Cette croyance a aujourd’hui disparu. Les clients sont plus informés sur le sujet et connaissent l’importance de basculer vers une collecte hybride, en intégrant le server-side comme un outil supplémentaire à leur stack de collecte pour répondre à des cas d’usage spécifiques.
Parmi nos clients, certains sont encore en cours de migration, quand d’autres ont déjà migré leurs pixels média vers les API de conversion (Meta CAPI, Google Ads Enhanced Conversion, TikTok CAPI, etc.). Certains ont même lancé des projets plus avancés comme le tracking server-side en “server to server” pour collecter directement les transactions offline et les achats en magasin vers Google Tag Manager Server et transmettre ces informations aux plateformes média comme Meta Offline Conversion API.
Nous observons cependant que certains clients migrent plus ou moins rapidement pour des raisons variées (type d’organisation, étendue du périmètre à migrer, volonté de consacrer du temps aux phases de design, car il s’agit de sujets très structurants, etc.). Certains avancent bien plus vite que d’autres, mais tous ont compris la nécessité de migrer !
Néanmoins, le server-side reste encore souvent perçu comme une réponse à une externalité, et rarement comme une opportunité de revoir la manière dont sa collecte fonctionne, les avantages de cette technologie et les cas d’usages nouveaux qu’il offre. Il est donc important de continuer à expliquer que les cas d’usages permis par le server-side sont multiples et peuvent permettre de répondre à des problématiques spécifiques. Les migrations opérées en 2024 et qui continuent en 2025 ne sont en réalité que les premières étapes vers des cas d’usage à forte valeur.
Justement, dans ce contexte, quels sont les prochains chantiers ?
Pauline Poissonnier, Orange : Chez Orange Pro PME, nous allons poursuivre notre travail sur la qualité de la donnée et le respect des enjeux de privacy, tout en continuant nos efforts pour maîtriser l’interprétation de la donnée, de plus en plus indispensable avec le développement de l’IA. Le consent mode nous impose en effet de travailler avec de la donnée modélisée au lieu de la donnée déterministe, il y a très clairement un risque d’effet boîte noire… Tout cela implique une évolution de nos outils et des compétences qui en découlent, de plus en plus techniques.
Valentin Svahn, Converteo : Chez Converteo, nous sommes convaincus de la valeur apportée par un tracking server-side. Les Tag Management System client-side envoient la donnée d’un point (le site web) vers plusieurs destinations (les plateformes analytics et média). Ajouter une brique server-side au milieu est une première étape. L’étape d’après est de penser son Tag Management System server-side comme un centre de transit de la donnée multipoint en entrée, multi-destination en sortie, et au milieu la possibilité d’interagir avec des API, des bases de données, voire même des modèles d’IA pour enrichir, modifier, qualifier, les données avant envoie vers ces destinations.
En travaillant sur des projets d’implémentation de Meta Offline CAPI, certains de nos clients ont d’ailleurs déjà passé le cap vers des cas d’usage multi-sources. D’autres s’intéressent à l’anonymisation des données des visiteurs en client-side pour enrichir ces données dans leur TMS server-side. D’autres encore pensent à enrichir la donnée reçue en server-side avec des données de scoring ou de marge pour mieux diriger les algorithmes des plateformes média.
Il existe encore de nombreux cas d’usage qui peuvent répondre à des besoins spécifiques, et nos clients sont aujourd’hui tout juste en train de s’approprier la technologie et ces outils.
Romain Baert, Addingwell : La disparition des cookies third-party sur Chrome va venir confirmer ce que Safari et Firefox ont amorcé. Les solutions client-side traditionnelles deviendront insuffisantes, obligeant les annonceurs à se tourner vers des stratégies first-party data et des intégrations server-side pour assurer la continuité du tracking et de l’attribution.
En parallèle, les entreprises ont compris que la pertinence de l’IA dépend de la qualité et de la quantité des données disponibles. Mais tandis que les investissements dans l’IA explosent, un paradoxe se dessine très clairement : l’IA apprend grâce aux données qu’on lui fournit. Moins de données exploitables signifie donc une moindre efficacité des modèles d’apprentissage. Il devient donc crucial d’optimiser la collecte de données first-party, ce qui renforce encore davantage le rôle du server-side pour garantir des bases de données de qualité.En outre, la pression réglementaire autour de la privacy (RGPD, Digital Markets Act, Privacy Sandbox…) ne va pas se réduire. Les annonceurs ont besoin de maîtriser leurs flux de données, avec des solutions capables d’assurer transparence, auditabilité et conformité. Le server-side devient une réponse naturelle à ces exigences.
Ce qui était autrefois une approche adoptée par les entreprises les plus innovantes devient donc aujourd’hui une nécessité pour tous. Même les annonceurs historiquement plus prudents ou moins agiles, comme les grandes entreprises, commencent à adopter progressivement le server-side.
En conséquence, de nombreuses plateformes qui reposaient uniquement sur des technologies client-side vont devoir évoluer et proposer des intégrations server-side ou API-first pour éviter de perdre leurs clients. Notre conviction est que le marché va s’orienter progressivement vers des écosystèmes interopérables avec des solutions server-side comme Addingwell.
Pour conclure, quels sont les points à prendre en compte pour s’assurer que son stack est bien “future-proof” ?
Valentin Svahn, Converteo : De notre expérience au cours des trois années qui viennent de s’écouler, nous avons observé que les projets étaient retardés principalement par des choix de solutions de déploiement moins adaptées et moins rapides à mettre en place.
Notamment, choisir de monter son propre stack sur une plateforme cloud comme Google Cloud Platform ou Amazon Web Service peut représenter un temps de projet allongé, des ressources humaines importantes côté IT, et une difficulté importante à s’adapter en cas de changement de contexte légal ou technique, ce qui est arrivé plusieurs fois ces dernières années…
A l’inverse, sur l’ensemble des projets où Addingwell a été choisi pour déployer un container GTM Server, les phases de mise en place ont été beaucoup plus rapides. Cela a permis de se concentrer directement sur les étapes de migration vers les API de Conversion. Choisir une solution comme Addingwell pour porter son container GTM Server, c’est passer moins de temps sur les tâches les plus énergivores pour les équipes IT et surtout avoir l’assurance que les fonctionnalités standards nécessaires en analytics et média soient disponibles et toujours à jour (prolongation du cookie ITP/ETP, bypass des adblockers, etc.).
Maintenant que les stacks server-side sont déployés, des clients comme Orange vont désormais pouvoir se concentrer sur l’optimisation de leur collecte média, imaginer de nouveaux cas d’usage, repenser les flux de données dans la collecte first-party (connexion avec un CRM, des bases de données first-party, voire demain des agents IA, etc.), tout cela avec l’accompagnement de Converteo et l’implication d’Addingwell.
Enfin, le server-side devient à lui tout seul un enjeu, afin de permettre le déploiement de nouveaux cas d’usage. Cela signifie donc que les projets vont nécessiter des phases de cadrage et de design d’architectures permettant de répondre aux besoins de chacun. L’empilement de cas d’usages sans unité est aussi un risque à considérer dès les phases de design pour diminuer la charge, la maintenabilité et rendre les projets scalables.
Romain Baert, Addingwell : Exactement : l’infrastructure server-side doit être pensée sur le long terme. Avec une solution comme la nôtre, les annonceurs bénéficient d’une R&D continue, assurant une adaptation permanente aux évolutions technologiques et réglementaires, pendant que leurs équipes techniques se concentrent sur leurs priorités métier.
Pauline Poissonnier, Orange : Je rajouterais à ces points le fait que ce déploiement doit être considéré comme un projet de transformation. Il ne faut pas se dire qu’on peut passer d’une architecture client-side à une architecture server-side en quelques semaines. C’est un changement structurant, qui nécessite de rassembler les bonnes compétences (agence, acquisition, tracking, IT, etc.) et d’accompagner la montée en compétence des équipes data sur ces sujets.
Il faut aussi pouvoir mesurer les impacts sur le long terme. Chez Orange Pro PME, c’était un sujet directement lié à nos campagnes digitales : il y a donc eu tout un travail d’équipe entre les agences et les responsables acquisition.